La C.S.C. se prononce sur le retrait préventif d’une enseignante suppléante enceinte
Ce printemps, la plus haute instance judiciaire du pays, la Cour suprême du Canada, a rendu un jugement unanime1 en faveur d’une jeune enseignante suppléante enceinte désirant obtenir une indemnité de remplacement de revenus pour la durée de sa grossesse. La Cour suprême a rétabli la décision de la Commission de la santé et de la sécurité au travail (ci-après « la CSST »), confirmant ainsi une interprétation très favorable de la notion de «travailleur» au sens de la Loi sur la santé et la sécurité du travail2 (ci-après « la Loi »).
Dans cette affaire, la demanderesse Marilyne Dionne travaillait pratiquement à temps plein comme enseignante suppléante à la Commission scolaire des Patriotes lorsqu’elle a reçu de son médecin un certificat visant un retrait préventif de son milieu de travail, vu une vulnérabilité au Parvovirus B‑19, virus contagieux pouvant être transmis par les enfants et pouvant être dommageable pour le fœtus.
La Loi permet à une femme enceinte de refuser de travailler dans des conditions dangereuses pour elle ou l’enfant à naître. Selon les articles 40 et 41 de ladite Loi, celle-ci peut demander à être affectée à d’autres tâches :
40. Une travailleuse enceinte qui fournit à l’employeur un certificat attestant que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour l’enfant à naître ou, à cause de son état de grossesse, pour elle‑même, peut demander d’être affectée à des tâches ne comportant pas de tels dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir.
41. Si l’affectation demandée n’est pas effectuée immédiatement, la travailleuse peut cesser de travailler jusqu’à ce que l’affectation soit faite ou jusqu’à la date de son accouchement.
On entend par « accouchement », la fin d’une grossesse par la mise au monde d’un enfant viable ou non, naturellement ou par provocation médicale légale.
La CSST a informé Mme Dionne de son droit à un retrait préventif puisque cette dernière avait reçu et accepté une offre de remplacement. La CSST considérait alors Mme Dionne comme une travailleuse sur appel. Après avoir demandé la révision de cette décision, la Commission scolaire a interjeté appel à la Commission des lésions professionnelles (ci-après « la CLP »). La CLP a conclu que Mme Dionne, selon son statut d’enseignante suppléante occasionnelle, n’était pas, au sens de la Loi, une travailleuse, car elle ne pouvait entrer dans l’école pour réaliser son contrat de travail et qu’elle n’était dès lors pas admissible au programme de retrait préventif. Aucun contrat d’emploi n’avait donc été formé.
Pour en arriver à ces conclusions, la CLP a analysé les circonstances permettant de déceler la présence d’un contrat de travail. Sur la base des indices suivants, elle a déterminé qu’il n’y avait pas, dans le cas précis, de contrat d’emploi :
La Cour supérieure, en révision de la décision de la CLP, a conclu qu’il était nécessaire que la travailleuse soit en mesure d’exécuter son obligation, c’est-à-dire la prestation de travail, pour qu’il y ait formation d’un contrat de travail :
Cette Cour a déterminé que la CLP avait eu raison de conclure à l’absence de contrat d’emploi et à l’absence de discrimination au sens de la Charte des droits et libertés :
La Cour d’appel, sous la plume du juge Wagner, a confirmé la décision de la Cour supérieure et a adopté la thèse de l’inexistence du contrat d’emploi :
Toutefois, le juge Dalphond, dissident, laissa entrevoir les conclusions auxquelles est arrivée plus tard la Cour suprême :
[31] Manifestement, Mme Dionne était en tout temps pertinent une « salariée » au sens du Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, puisqu’elle était incluse dans l’unité accréditée et bénéficiait de conditions de travail prévues à une convention collective. Le Code du travail définit à son art. 1 le salarié comme étant « une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération », concept d’ailleurs repris à l’art. 2085 C.c.Q. et complété par l’ajout du lien de subordination afin de bien distinguer le contrat de travail du contrat d’entreprise.
[32] Il faut ajouter qu’il est désormais bien établi qu’il existe de nombreuses variantes du contrat de travail, dont le contrat de travail occasionnel, sur appel. C’est pourquoi la convention collective liant la commission scolaire intimée reconnaît diverses catégories d’enseignant(e)s. Ces enseignant(e)s sont cependant tous/toutes des salarié(e)s au sens du Code du travail d’où la possibilité de les accréditer et de leur appliquer des conditions de travail négociées collectivement uniquement. Tous et toutes sont donc « des personnes qui travaillent pour un employeur », quoique les conditions et modalités d’exécution de leur travail diffèrent.
[36] La LSST peut donc s’appliquer à des situations où il manque un élément essentiel à l’existence d’un « contrat de travail » individuel selon l’art. 2085 du Code civil du Québec ou collectif selon le Code du travail, soit une rémunération. C’est le cas du stagiaire et de l’étudiant.
[37] De plus, une interprétation généreuse du mot « travailleur » s’impose puisque la LSST est une loi d’ordre public (art. 4 LSST) ayant « pour objet l’élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs » (art. 2 LSST). Une telle loi de protection en milieu de travail commande une interprétation libérale et non restrictive (art. 41 de la Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I-164).
C’est donc une question épineuse, à savoir si un danger sur le lieu de travail fait préalablement obstacle à la formation du contrat de travail, qui a fait s’élever l’affaire jusqu’à la Cour suprême du Canada.
La Cour suprême a commencé par analyser l’objectif de la Loi sur la santé et la sécurité du travail décrit à l’article 2 de cette Loi :
2. La présente loi a pour objet l’élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs.
Elle établit les mécanismes de participation des travailleurs et de leurs associations, ainsi que des employeurs et de leurs associations à la réalisation de cet objet.
Cette même Loi donne à un travailleur le droit de refuser une tâche dangereuse pour sa santé et d’être encore considéré à l’emploi, car normalement affecté à une autre tâche :
Les travailleurs sont ainsi protégés et « assurés de ne pas avoir à choisir entre la sécurité d’emploi et leur santé ou sécurité5. La Cour suprême décrit en ces mots les effets de la Loi :
La question, à savoir si un danger sur le lieu de travail fait obstacle à la formation du contrat de travail dès le départ, a été résolue par la Cour suprême de la même façon que par le juge Dalphond : en soulignant la distinction entre la notion de la formation du contrat de travail selon le Code civil du Québec et la définition que la Loi donne du mot travailleur.
[32] Cette définition reflète une intention claire d’étendre le plus largement possible la protection en matière de santé et de sécurité du travail, y compris aux étudiants, aux stagiaires, aux apprentis et aux travailleurs individuels, qu’ils soient rémunérés ou non.
[39] Le régime vise à protéger les travailleuses enceintes qui ont un contrat de travail. Il serait pour le moins anormal de conclure, en s’appuyant sur le droit que la loi confère à une travailleuse enceinte de se retirer d’un lieu de travail dangereux, que son retrait fait obstacle à la formation du contrat de travail.
Les juges ont conclu qu’: « Il est donc clair que le législateur avait l’intention de rejoindre un ensemble de travailleurs beaucoup plus large que celui qui est visé par la notion d’« employé » dans le Code civil6. En somme, le retrait préventif d’un travailleur n’est pas une omission ou une incapacité de l’employé à exécuter le travail, il remplace la prestation de travail. L’exercice du droit de retrait constitue le travail. Le retrait préventif est en fait causé par « l’incapacité de l’employeur de fournir un travail de substitution sans danger7. »
Finalement, les effets de cette décision sur les instances inférieures se laissent encore attendre, quoique l’on puisse comprendre, de la décision Paré et Commission scolaire de la Seigneurie-des-Mille-Îles8 que les juges n’appliqueront la définition de «travailleur» qu’à des enseignants suppléants ayant accepté une offre de remplacement et donc, qui ont un contrat d’emploi et non pas à tous ceux qui sont sur les listes de remplacement.
Rédigé avec la précieuse collaboration de Madame Esther Pelletier, étudiante en droit.
1Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33 (CanLII)
2Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ ch. S‑2.1
3Dionne c. Commission des lésions professionnelles, 2010 QCCS 1550 (CanLII), par. 24, citant le par. 25 de la décision de la CLP.
4Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2012 QCCA 609 (CanLII), par.31.
5Dionne c. Commission scolaire des Patriotes, 2014 CSC 33 (CanLII), par. 25.
6Idem, par. 37.
7Idem, par. 40.
8Paré et Commission scolaire de la Seigneurie-des-Mille-Îles, 2014 QCCRT 283 (CanLII)