Affaire Cousineau : Le Tribunal des professions impose des restrictions à la liberté d’expression commerciale
Le 24 octobre 2018, le Tribunal des professions a eu l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité d’une restriction à la liberté d’expression prévue au Code de déontologie des audioprothésistes (ci-après le « Code de déontologie »). En effet, dans l’affaire Cousineau c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des)1, Martin Cousineau, audioprothésiste, interjetait appel d’une décision rendue par le Conseil de discipline de l’Ordre des audioprothésistes du Québec (ci-après le « Conseil »). Il plaidait, entre autres, que le Conseil avait « erré en refusant de déclarer invalide […] l’article 5.08 du Code de déontologie2 ». Selon Monsieur Cousineau, la disposition violait son droit à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés3 (ci-après la « Charte »). Néanmoins, le tribunal des professions en a jugé autrement.
Les faits spécifiques de l’affaire
L’appelant Martin Cousineau est audioprothésiste et, à ce titre, membre de l’Ordre des audioprothésistes du Québec (ci-après l’« Ordre »). Il est également président de Lobe Réseau inc., une société par actions éditrice du magazine Lobe, revue qui est au cœur du litige. En effet, le magazine Lobe, dont la mission est de promouvoir la santé auditive, contient également certains articles décrivant les caractéristiques d’appareils auditifs. Or, ces articles sont rédigés par les représentants même de ces compagnies d’appareils auditifs. D’ailleurs, chaque article contient un encadré indiquant « de communiquer avec un « audioprothésiste qui exerce dans les cliniques multidisciplinaires Lobe Santé auditive et communication » pour en savoir davantage sur le produit »4. C’est dans ce contexte que Martin Cousineau, à titre d’audioprothésiste et de président de la société par actions éditrice du magazine Lobe, a été reconnu coupable par le Conseil, le 25 novembre 2015, d’avoir contrevenu à l’article 5.08 du Code de déontologie. Cette disposition se lisant ainsi :
Art. 5.08 L’audioprothésiste peut, dans sa publicité, utiliser une image d’une prothèse auditive.
Il doit alors inscrire dans sa publicité une mention préventive à l’effet qu’une évaluation par un audioprothésiste est requise afin de déterminer si la prothèse auditive convient aux besoins du patient.
Toutefois, il ne doit faire ni permettre que soit faite, par quelque moyen que ce soit, une publicité portant sur une marque, un modèle ou mentionnant un prix, un rabais, un escompte ou une gratuité d’une prothèse auditive5.
En somme, le Conseil a déterminé que Martin Cousineau avait droit à une certaine publicité et que la promotion de l’entreprise faite par la revue était en soit acceptable. Toutefois, le Conseil a également conclu qu’il contrevenait à son Code de déontologie dès lors qu’il s’associait avec les manufacturiers eu égard au volet publicitaire.
Les prétentions des parties
C’est dans ce contexte que l’appelant Martin Cousineau a porté appel de la décision du Conseil devant le Tribunal des professions, alléguant notamment que le Conseil avait erré en droit en refusant de déclarer invalide l’article 5.08 du Code de déontologie au motif que celui-ci restreint la liberté d’expression garantie par la Charte d’une façon qui ne puisse être justifiée « dans le cadre d’une société libre et démocratique »6.
Ceci étant, de son côté, bien que le syndic de l’Ordre admettait que la disposition puisse restreindre la liberté d’expression telle que protégée par la Charte, elle prétendait toutefois que cette restriction était justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique, et donc sauvegardée par l’article premier de la Charte7.
La conclusion du Tribunal des professions
Avant de se prononcer sur la constitutionnalité de la restriction prévue par l’article 5.08 du Code de déontologie, le Tribunal des professions rappelle dans sa décision qu’un ordre professionnel ne peut imposer à ses membres une prohibition complète de publicité8. En effet, alors que la Cour suprême du Canada a eu l’opportunité de se pencher sur cette problématique en 1990 dans le cadre de l’arrêt Rocket9, elle a jugé qu’une interdiction complète de publicité constituait une restriction à la liberté d’expression qui ne pouvait se justifier en vertu de l’article premier de la Charte. Toutefois, elle a également précisé que la publicité pouvait cependant « être encadrée pour satisfaire l’objectif de protection du public »10.
Enfin, tant Martin Cousineau que l’Ordre convenait que l’article 5.08 du Code de déontologie constituait une atteinte à la liberté d’expression prévue à la Charte. Le Tribunal a du déterminer si cette violation était toutefois justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique. Après avoir déterminé que l’encadrement de la publicité avait comme objectifs principaux la préservation de l’indépendance des audioprothésistes ainsi que la protection du public, le Tribunal a conclu que ces objectifs constituaient des préoccupations réelles et urgentes. Il a ensuite déterminé qu’il existait bien un lien rationnel entre la réalisation de ces objectifs et l’atteinte à la liberté d’expression et, au surplus, que cette dernière était proportionnelle aux objectifs poursuivis. Finalement, il a considéré que l’atteinte n’était pas très contraignante et consistait donc en une atteinte minimale, au sens du test de l’arrêt Oakes11.
Ainsi, le Tribunal des professions a confirmé que l’article 5.08 du Code de déontologie s’appliquait effectivement à Monsieur Cousineau au moment des faits reprochés. Par le fait même, le Tribunal a eu l’opportunité de rappeler que, bien qu’un ordre professionnel ne puisse priver entièrement ses membres de faire de la publicité, il est tout à fait acceptable que les ordres professionnels, dont la première mission est de protéger le public, encadrent cette manifestation de la liberté d’expression.
Qu’en est-il des autres ordres professionnels?
Voici quelques illustrations d’autres ordres professionnels qui, bien qu’ils n’interdisent pas à leurs membres de faire de la publicité, ont encadré celle-ci conformément à l’article premier de la Charte.
À titre d’exemple, le Code de déontologie des avocats12 prévoit des instructions claires quant à la façon dont les membres du Barreau du Québec peuvent publiciser leurs honoraires. De son côté, le membre de l’Ordre des ingénieurs ne peut faire une publicité dans laquelle il compare la qualité de ses propres services à celle d’un autre ingénieur, en vertu du Code de déontologie des ingénieurs13. Finalement, le Code de déontologie des médecins14 prévoit qu’un membre du Collège des médecins du Québec qui émet des opinions médicales, peu importe le média d’information, doit le faire de façon conforme aux sciences médicales actuelles15.
Ces quelques exemples démontrent bien comment les ordres professionnels jonglent avec la liberté d’expression, précieuse pour leurs membres, et leur raison d’être, soit la protection du public.
Rédigé avec la collaboration de Madame Laury-Ann Bernier, LL.M.
1Cousineau c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 103.
2Code de déontologie des audioprothésistes, R.R.Q, 1981, c. A-33, r. 3.
3Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)], art. 2 b).
4Cousineau c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des), préc., note 1, par. 26.
5Code de déontologie des audioprothésistes, préc., note 2, art. 5.08.
6Charte canadienne des droits et libertés, préc., note 3, art.1.
7Id.
8Cousineau c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des), préc., note 1, par. 92.
9Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 RCS 232.
10Cousineau c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des), préc., note 1, par. 92.
11R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103.
12Code de déontologie des avocats, (2015) 129 G.O. II, 456, art. 146.
13Code de déontologie des ingénieurs, R.R.Q., 1981, c. I-9, r. 3, art. 5.01.04.
14Code de déontologie des médecins, (2017) 1122 G.O. II, 17.
15Id., Art. 89.