Les ordonnances de types Norwich, Mareva et Anton Piller : Des outils juridiques issus de la common law, au service du droit québécois
Au cours du mois de février dernier, la Cour fédérale a rendu une décision fort intéressante en matière de droit d’auteur1. Le juge Pentney, dans cet appel, a alors discuté de la problématique survenant lorsque des abonnés de fournisseurs de services Internet téléchargent et partagent illégalement du contenu. En effet, les sociétés de production cinématographique possédant les droits d’auteur sur des films possèdent les ressources afin d’avoir accès aux adresses IP des individus qui contreviennent au droit d’auteur, mais seuls les fournisseurs de services Internet peuvent relier l’adresse IP à l’individu. Ainsi, il n’est pas possible pour les sociétés de production d’intenter des actions contre les individus suspectés de violer les droits d’auteur, sans que les fournisseurs de service Internet ne leur communiquent préalablement leur identité.
Dans cette affaire, les fournisseurs de service Internet interjetaient appel d’une décision rendue par le juge responsable de la gestion d’instance, dans laquelle ce dernier rendait une ordonnance de type Norwich en faveur des sociétés de production cinématographique. Cette ordonnance obligeait justement les fournisseurs de service Internet à transmettre les informations permettant d’identifier les personnes derrière les adresses IP. Bien que le juge Pentney eût accueilli l’appel et infirmé l’ordonnance rendu par le juge responsable de la gestion d’instance, cette décision est néanmoins une illustration de la place que sont amenées à jouer certaines ordonnances à l’ère des technologies de l’information et des communications, plus particulièrement l’ordonnance Norwich.
L’ordonnance de type Norwich est issue de la common law, tout comme les ordonnances de type Mareva et de type Anton Piller auxquelles on l’associe, puisque comme cette première, elles ne sont pas expressément prévues par le Code de procédure civile. Leur transfert, de la common law au droit québécois, fût donc le résultat du travail des tribunaux qui ont jugé, tour à tour, que celles-ci étaient conformes à la législation québécoise.
Alors que les trois ordonnances ont plusieurs points en commun, elles sont chacune apparues à un moment distinct dans le paysage juridique de la common law, puis subséquemment dans celui du droit québécois.
Ordonnance Anton Piller
Nommée d’après l’affaire Anton Piller KG v. Manufacturing Processes LTD2, l’ordonnance Anton Piller est un type d’injonction combinant la perquisition et la saisie, émise dans le but de protéger et de conserver certains éléments de preuve qui risqueraient autrement d’être détruits ou de disparaître. Contrairement au mandat de perquisition ou de saisie criminelle, l’ordonnance Anton Piller, qui appartient au droit civil, ne permet pas de forcer la saisie à l’encontre d’un défendeur, à l’aide des forces de l’ordre ou en entrant dans un lieu sans la permission du défendeur, par exemple. Il existe néanmoins des conséquences juridiques importantes pour un défendeur qui refuserait de collaborer à la saisie. En effet, s’il ne coopère pas, il devient automatiquement passible d’outrage au tribunal.
La Cour d’appel du Québec a eu l’occasion de se prononcer sur la validité de l’ordonnance Anton Piller en droit civil québécois en 2002, dans la décision Raymond Chabot SST Inc. c. Groupe AST3. Elle reconnut alors que, quoique l’ordonnance Anton Piller n’était pas spécifiquement prévue par le Code de procédure civile, elle n’était pas incompatible ni avec celui-ci, ni avec le droit québécois de manière générale. À la même occasion, les juges de la Cour d’appel ont rappelé les trois critères que la partie demanderesse doit rencontrer afin qu’un tribunal puisse prononcer telle ordonnance :
- Il existe de forts éléments de preuve prima facie que la partie défenderesse contrevient aux droits de la partie demanderesse;
- Il existe un préjudice très grave, présent ou futur, pour la partie demanderesse;
- La partie défenderesse possède des documents ou des objets qui prouvent que la partie enfreint les droits de la demanderesse. Il y a une réelle possibilité que la partie défenderesse détruise ces documents ou objets avant que ceux-ci puissent être utilisés en preuve.
En raison du risque que les documents ou objets soient détruits, la demande d’ordonnance Anton piller est faite ex parte. Cela signifie que la partie défenderesse n’est pas appelée à se défendre, mais surtout qu’elle ne sait pas que cette ordonnance est demandée à son encontre, avant que la saisie ait lieu.
Finalement, alors que cette ordonnance est souvent réclamée dans le contexte d’atteinte à des droits relatifs à la propriété intellectuelle, l’injonction n’est néanmoins pas uniquement limitée à ce domaine du droit.
Ordonnance Mareva
L’ordonnance Mareva, comme les deux autres dont il est question dans ce texte, est issue d’un jugement portant son nom, soit l’affaire Mareva Compania Naviera S.A. v. International Bulk Carriers S.A. (The Mareva)4. Créée en 1980, elle fut reconnue comme étant applicable au Canada pour la première fois dans l’arrêt Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman5, rendu par la Cour suprême en 1985. Quoique prononcée par les tribunaux québécois depuis un peu plus de dix ans, ce ne fut qu’en 2012 que la Cour d’appel du Québec fut saisie d’une affaire mettant en jeu une ordonnance Mareva6 . Les juges de cette cour ont alors rappelé la définition d’une telle ordonnance, en plus de préciser les critères à rencontrer afin qu’elle puisse être émise par les tribunaux québécois.
Quelle est justement l’utilité de l’ordonnance Mareva? Celle-ci sert à geler des actifs, en possession de la partie défenderesse ou d’un tiers, lorsqu’il existe une crainte sérieuse que ceux-ci disparaissent, au détriment de la partie demanderesse, créancière. Les critères à rencontrer sont les mêmes que ceux de l’injonction interlocutoire :
- Il y a apparence de droit valable et sérieux;
- Si l’ordonnance n’est pas rendue, la partie demanderesse subira un préjudice sérieux ou irréparable;
- La balance des inconvénients milite pour l’émission de l’ordonnance.7
Comme c’est le cas de l’ordonnance Anton Piller, celle-ci est rendue ex parte. Face à ces similarités, on pourrait croire à tort que ces ordonnances sont identiques. Elles ont toutefois des objectifs respectifs bien différents. Alors que l’ordonnance Anton Piller est utilisée lorsqu’un défendeur craint que les éléments de preuve ne disparaissent avant même qu’il n’ait pu faire valoir ses droits, l’ordonnance Mareva ne concerne pas la preuve mais plutôt l’exécution du jugement. Effectivement, elle est rendue lorsqu’un créancier redoute que des actifs auxquels il a droit soient rendus inaccessibles en raison d’actions empreintes de mauvaise foi de la part débiteur.
Ordonnance Norwich
Pour terminer, revenons sur la première ordonnance abordée dans le cadre de cette publication : l’ordonnance Norwich. Celle-ci tire son nom de l’affaire Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise commissioners8, rendue en 1974. D’abord reconnue comme applicable en droit canadien par la Cour fédérale du Canada dans une décision rendue en 19989, la possibilité de son application en droit québécois ne fut confirmée par la Cour supérieure10 qu’en 2011, puis subséquemment par la Cour d’appel11 en 2013.
L’ordonnance Norwich est une injonction par laquelle un tribunal peut exiger d’un tiers qu’il communique certaines informations à la partie demanderesse, information nécessaire afin que cette dernière puisse identifier une potentielle partie défenderesse, qui est jusqu’alors inconnue. Les deux décisions québécoises mentionnées plus haut ont permis de définir les critères à rencontrer afin de rendre une ordonnance Norwich :
- Le demandeur doit démontrer qu’il existe à première vue quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice;
- La personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige, elle ne peut être un simple spectateur;
- La personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable doit être la seule source pratique de renseignements dont disposent les demandeurs;
- La personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit recevoir une compensation raisonnable pour les débours occasionnés par son respect de l’ordonnance portant interrogatoire préalable, en sus des frais de justice;
- L’intérêt public à la divulgation doit l’emporter sur l’attente légitime de respect de la vie privée.12
Fait intéressant : contrairement aux deux ordonnances précédentes, l’ordonnance Norwich n’est pas toujours rendue ex parte, puisque la partie défenderesse de cette requête est un tiers dont on ne craint pas qu’il fasse disparaître des actifs ou quelconque élément de preuve. La surprise n’est donc pas une composante nécessaire dans le cadre de cette ordonnance particulière.
En 2016, le cas d’une ordonnance Norwich rendue au Québec fut grandement médiatisé. En effet, Mme Julie Snyder, ayant été mise au fait d’une surveillance à son égard par l’agence de sécurité privée Garda, souhaitait connaître l’identité de la personne derrière le mandat de surveillance. Tour à tour, la Cour supérieure13 puis la Cour d’appel14 rendirent des décisions favorables à Mme Snyder, leurs juges considérant que les critères nécessaires afin de rendre une ordonnance Norwich étaient rencontrés. Cela donna en retour l’opportunité à Julie Snyder de décider des procédures à prendre par la suite, grâce à la divulgation de l’identité de la personne ayant mandaté la firme de sécurité.
En conclusion, ces trois ordonnances issues de la common law sont des outils particulièrement intéressants lorsque certaines situations particulières se présentent. Que ce soit afin de saisir des documents ou des objets, de geler des actifs ou d’obtenir certaines informations détenues par un tiers, ces recours représentent des avenues supplémentaires intéressantes afin de faire valoir ses droits.
Rédigé avec la collaboration de Madame Laury-Ann Bernier, LL.M.
1ME2 Productions, Inc. c. M. Untel, 2019 CF 214.
2Anton Piller KG v. Manufacturing Processes Ltd., [1976] 1 All E.R. 779.
3Raymond Chabot SST Inc. c. Groupe AST (1993) Inc., [2002] R.J.Q. 2715 (C.A.).
4Mareva Compania Naviera S.A. v. International Bulk Carriers S.A. (The Mareva), [1980] 1 All E.R. 213 (H.L.).
5Aetna Financial Services Ltd. c. Feigleman, [1985] 1 R.C.S. 2.
6Thibault c. Empire (L’), compagnie d’assurance-vie, 2012 QCCA 1748.
7Empire, compagnie d’assurance-vie c. Thibault, 2011 QCCS 3556, par. 130.
8Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Commissioners, [1973] UKHL 6.
9Glaxo Wellcome PLC c. M.R.N., [1998] 4 CF 439.
10Corbeil c. Caisse Desjardins de Lorimier, 2011 QCCS 6867, par. 23.
11Fers et métaux américains, s.e.c. c. Picard, 2013 QCCA 2255.
12Corbeil c. Caisse Desjardins de Lorimier, préc., note 10, par. 23.
13Snyder c. Groupe sécurité Garda inc., 2016 QCCS 4316.
14Groupe de sécurité Garda inc. c. Snyder, 2016 QCCA 1181.