Enrichissement injustifié et conjoints de fait : décision récente de la Cour d’appel


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Le 27 novembre dernier, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision qui reconnaît l’interdépendance financière des conjoints de fait1. Dans son arrêt Droit de la famille – 182048, le tribunal ordonne à un ex-conjoint de verser la somme de 2 393 836,51 $ à son ex-conjointe au titre de l’enrichissement injustifié.

Les faits                    

Après une union de fait de quelques seize années et deux enfants, le couple se sépare. L’ex-conjointe (ci-après « Madame ») se retrouve dans une situation financière désavantageuse par rapport à celle de son ex-conjoint (ci-après « Monsieur »). Madame dépose donc une demande fondée sur l’enrichissement injustifié. Lors du dépôt de sa demande, la valeur de ses actifs est d’un peu moins de 500 000,00 $, alors que celle de Monsieur s’élève à vingt-deux millions de dollars.

Les parties se rencontrent en 1996. À l’époque,  Madame travaille au sein de la même compagnie qu’au moment du procès, cet emploi lui procure un revenu annuel de 50 000,00 $ ainsi que des avantages sociaux et un fond de retraite. Les revenus de Madame sont constants de 1996 à 2007. Pour ce qui est de Monsieur, durant les premières années de leur relation, il travaille comme employé. Le 20 septembre 2000, il quitte cet emploi pour fonder une entreprise avec un associé. À partir de ce moment, Madame s’occupe seule des tâches reliées à la maison et au bien-être de leurs enfants, ce qui permet à Monsieur de s’investir entièrement dans le développement de ses entreprises.

À ce titre, en 2004, Monsieur et son associé fondent une seconde compagnie. En 2007, cette dernière fait l’objet d’une offre d’achat s’élevant à 35 millions de dollars brut. Cette offre ne se concrétise pas, car l’offrant n’avait pas le financement nécessaire. Néanmoins, l’année 2007 marque une nouvelle orientation, soit le « début de la nouvelle vie de Monsieur qui en est une de loisirs, plutôt que de travail »2. Il est dorénavant conscient de la valeur considérable de son entreprise, sans compter que ses revenus annuels augmentent largement. Il décide donc de diminuer son rythme de travail et de  profiter de la vie davantage. Entre 2007 et 2012, Monsieur s’adonne à ses loisirs et s’occupe des enfants lorsque nécessaire. En 2012, l’entreprise est vendue et la part nette de Monsieur s’élève à 17 millions de dollars. Quelques mois plus tard, Monsieur met un terme à sa relation avec Madame. Cette dernière dépose alors une demande fondée sur l’enrichissement injustifié.

Décision de première instance

En première instance, la Cour supérieure accueille la demande de Madame. Le tribunal ordonne à Monsieur de payer à celle-ci la somme de 2 393 836,51 $ au titre de l’enrichissement injustifié, ordonne le transfert de la moitié indivise de Monsieur dans la résidence en faveur de Madame en paiement partiel de cette somme et ordonne à Monsieur de verser à Madame 100 000,00 $ à titre de provision pour frais.

En ce qui concerne la somme de 2 393 836,51 $, elle représente 20% de la valeur nette des actifs de Monsieur au moment de la séparation, somme de laquelle ont été soustraites ses contributions à la valeur nette des actifs de Madame. Le tribunal juge que Madame a eu un impact direct dans la réalisation de la fortune de Monsieur, tel qu’il appert de l’extrait ci-dessous :

« [118]     Il ne faut jamais oublier que pendant les années cruciales où monsieur B crée les [produits A] qui feront sa fortune et qu’il lance la société qui, lors de sa vente, le rendra multimillionnaire, c’est madame A qui assure la stabilité de la cellule familiale, qui crée le climat dans lequel Monsieur pourra, en toute liberté et avec un maximum d’absence de contraintes, réussir à créer ce qui fera sa fortune. »

Par ailleurs, dans sa décision, l’honorable juge Robert Mongeon, J.C.S., critique la lenteur du législateur québécois, lequel tarde selon lui à légiférer pour établir des balises protégeant les conjoints de fait lors de séparation.

« Sauf semble-t-il le Législateur, tous s’accordent à dire qu’en 2018 les conjoints de fait ont droit à une meilleure protection et à une plus grande reconnaissance de leurs droits de la part du système judiciaire. »

Décision de la Cour d’appel

Par la suite, Monsieur porte la décision de la Cour supérieure en appel. Le plus haut tribunal de la province accueille en partie l’appel et conclut que le juge a erré en ordonnant le transfert de la moitié indivise de Monsieur dans la résidence en faveur de Madame à titre de paiement partiel de l’indemnité en raison de l’enrichissement injustifié. Effectivement, étant donné qu’aucune règle ne permet le transfert de la résidence à Madame, la Cour d’appel a jugé bon d’intervenir.

Outre l’aspect susmentionné, la Cour d’appel a confirmé la décision du juge d’instance, concluant que celui-ci n’avait pas usurpé le rôle du législateur relativement aux principes applicables dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié et qu’il avait adéquatement appliquer lesdits principes aux faits de l’espèce. À ce titre, c’est spécifiquement la notion d’enrichissement injustifié qui fait l’objet de la présente publication. L’examen de cette notion s’articulera à travers deux volets, soit d’une part, le rôle du juge au regard des principes applicables dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié et d’autre part, l’application de ces principes aux faits de l’espèce.

1)     Le juge a-t-il usurpé le rôle du législateur au regard des principes applicables dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié?

La réponse est négative. À ce titre, le principal moyen d’appel soulevé par Monsieur est le suivant :

« [En] faisant appel à la notion de coentreprise familiale et à la méthode de la valeur accumulée importées de la common law pour établir la contribution proportionnelle de l’intimée à la richesse globale accumulée grâce aux efforts conjugués des deux conjoints, le juge de première instance aurait contourné le choix délibéré du législateur de ne pas assujettir les conjoints de fait à un régime particulier et leur laisser pleine liberté de régler leurs affaires comme ils l’entendent ».

Or, la Cour d’appel rejette ce moyen d’appel. Le tribunal souligne que le droit civil a la capacité de s’adapter aux changements de la société et d’intégrer les notions d’autres systèmes de droit. À cet effet, elle cite l’arrêt Cie Immobilière Viger Ltée c. L. Giguère Inc.3, dans lequel le tribunal reconnaît que la doctrine de l’enrichissement injustifié fait partie intégrante du droit québécois, de même que l’arrêt Richard c. Beaudoin-Daigneault, où le juge Dickson rappelle que cette doctrine « est solidement enraciné[e] dans le droit civil du Québec, notamment dans le droit civil du Québec »4. Dans le même ordre d’idées, la notion d’equity n’est pas étrangère au droit civil, contrairement à ce qu’argue Monsieur. Plus précisément, cette notion se définit comme un « ensemble de règles de droit dans la tradition anglaise ayant pour but de rendre plus juste l’application stricte de la common law »5. Effectivement, la Cour d’appel considère l’équité comme l’une des valeurs fondamentales de notre droit, celle-ci n’étant pas le monopole du droit anglais6.

De plus, l’argument voulant que le juge ait assujetti les parties, conjoints de fait, à un régime de droit est rejeté par la Cour d’appel. Celle-ci souligne qu’un tel moyen d’appel a d’ores et déjà été invoqué dans l’arrêt Peter en 1993, lequel avait été rejeté7. La juge McLachlin avait alors repoussé l’argument en ces termes : « C’est précisément dans le cas où une injustice ne peut pas être réparée en vertu de la loi que l’equity joue un rôle ». Quelques années plus tard, la Cour suprême a réitéré cette même position dans l’arrêt Kerr8.

En outre, la Cour d’appel conclut qu’à la lecture de l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., le Code civil offre la possibilité aux conjoints de fait de faire appel au recours pour enrichissement injustifié, celui-ci n’équivalant pas à la mise en place d’un régime juridique entre conjoints de fait non souhaité par le législateur québécois9. Il n’en demeure pas moins que, lors d’une rupture entre conjoints de fait, les tribunaux doivent adopter une approche prudente et généreuse qui demeure fidèle aux conditions établies à l’article 1493 C.c.Q.

En ce qui a trait à l’argument portant sur la règle de la moindre des valeurs entre celle correspondant à l’enrichissement et celle correspondant à l’appauvrissement, la Cour d’appel le rejette. Celle-ci maintient la position retenue par la Cour dans l’arrêt Droit de la famille – 13249510. Pour plus d’informations sur cette décision, nous vous invitons à consulter l’article « Conjoints de fait et enrichissement injustifié: la Cour d’appel précise les critères » (https://www.bernierfournieravocats.com/publications/2013/11/15/droit-de-la-famille-132495/).

Bref, il faut retenir que la Cour d’appel a rejeté le moyen d’appel selon lequel le juge d’instance aurait usurpé le rôle du législateur en appliquant des principes importées de la common law, tels que la notion de coentreprise familiale et la méthode de la valeur accumulée, dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié. En d’autres mots, le juge de première instance n’a pas contourné le choix délibéré du législateur de ne pas assujettir les conjoints de fait à un régime particulier.

2)     Application des principes applicables dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié aux faits de l’espèce

La Cour d’appel rejette la prétention de Monsieur selon laquelle les critères donnant ouverture au recours en enrichissement injustifié ne seraient pas remplis. Les trois éléments composant l’enrichissement injustifié, au sens de l’arrêt Kerr c. Baranow, sont les suivants :

1)     l’enrichissement du défendeur;

2)     l’appauvrissement corrélatif du demandeur;

3)     l’absence de tout motif juridique à l’enrichissement.

La Cour d’appel juge qu’aucune erreur de droit n’a été commise par le juge d’instance ni d’erreur manifeste et déterminante dans son appréciation des faits. En l’espèce, les trois conditions permettant l’ouverture d’un recours en enrichissement injustifié étaient remplies.

En l’espèce, la première condition est remplie : l’enrichissement de Monsieur durant l’union de fait du couple est indéniable. Effectivement, alors qu’il n’avait quelques dizaines de milliers de dollars en début de relation, ses actifs s’élevaient à 22 millions de dollars au moment du dépôt de la demande. En ce qui concerne la seconde condition, elle est également remplie, bien qu’elle nécessite davantage d’explications. La Cour d’appel souligne que Monsieur quitte la relation avec une part disproportionnée de la richesse accumulée, et ce, grâce aux efforts communs des parties. Ces efforts se sont traduits dans les champs d’activités respectifs de chaque partie, mais il n’en demeure pas moins que Madame n’a pas été indemnisée à sa juste valeur. Pour ce qui est de la corrélation entre l’enrichissement et l’appauvrissement, cette condition est remplie. En l’espèce, le juge d’instance a estimé qu’elle avait été prouvée par le biais des présomptions qui s’y rattachent et qu’elles n’avaient pas été renversées.

En ce qui concerne la réparation pécuniaire, étant donné que le juge de la Cour supérieure a jugé que les parties s’étaient engagées dans une coentreprise familiale, il a calculé la valeur de l’appauvrissement en déterminant la contribution proportionnelle de Madame à l’enrichissement. Les facteurs menant à la conclusion de l’existence d’une coentreprise familiale sont les suivants :

1)     un effort commun afin d’atteindre des buts communs;

2)     le degré d’interdépendance et d’intégration économique caractérisant la relation des parties;

3)     l’intention réelle expresse exprimée par les parties ou inférée de leur conduite;

4)     la priorité accordée à la famille.

En l’espèce, le juge d’instance considère le fait que les parties ont vécu ensemble six ans, qu’ils ont eu deux enfants et un projet de vie commune durant lequel Monsieur s’est enrichi et Madame s’est appauvrie, et ce, à cause de son apport en soins à la famille entre la naissance du premier enfant et 2007. Sans cet apport, Monsieur n’aurait pu s’enrichir comme il l’a fait.

La Cour d’appel s’appuie sur les propos tenus par le tribunal dans l’affaire Droit de la famille – 20120, soulignant que la Cour d’appel ne peut se substituer à l’appréciation de preuve faite par la juge d’instance, car ce rôle ne s’inscrit pas dans celui d’une cour d’appel11.

En ce qui concerne le dernier argument de ce moyen d’appel, la Cour est d’avis qu’il n’y a pas lieu de modifier la valeur de l’indemnité accordée par le juge, tel qu’il appert de l’extrait suivant : « [La] période d’accumulation de la richesse correspond à la période durant laquelle Madame a fourni ses efforts et s’est par le fait même appauvrie, soit de l’automne 2000 à l’année 2007. Aucun ajustement n’a donc besoin d’être fait afin de soustraire la richesse qui aurait été accumulée préalablement à cette période, puisqu’il n’y en a pas eu, pas plus qu’il n’y a eu d’appauvrissement ». La Cour d’appel confirme donc l’approche du juge d’instance, lequel a tenu compte du fait que les efforts disproportionnés de Madame ont été fournis durant la période de 2000 à 2007.

En conclusion, cet arrêt de la Cour d’appel du Québec rappelle que le recours en enrichissement injustifié peut trouver application même entre conjoints de fait, pourvu que certaines conditions soient rencontrées. Cet arrêt trouve son importance dans le contexte actuel québécois, lequel est marqué par une proportion importante de couples qui décident de faire vie commune sans s’unir par les liens du mariage ou de l’union civile. Bien que l’union de fait ne crée pas de patrimoine et qu’elle ne saurait être assimilée au régime matrimonial légal de la société d’acquêts, ce statut n’exclut pas l’application de la doctrine de l’enrichissement injustifié.

Rédigé avec la collaboration de Marie Dion-Cliche, étudiante en droit. 

1 Droit de la famille – 201878, 2020 QCCA 1587.
2 Id., par. 13.
3 Cie Immobilière Viger Ltée c. L. Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67.
4 Richard c. Beaudoin-Daigneault, [1984] 1 R.C.S. 2.
5 Droit de la famille – 201878, préc. note 1, par. 43.
6 Id., par. 57.
7 Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, p. 1001.
8 Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10.
9 Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5.
10 Droit de la famille – 132495, 2013 QCCA 1586.
11 Droit de la famille – 20120, 2020 QCCA 181.