La liberté d’expression peut-elle être limitée par le Code des professions ?
La liberté d’expression peut-elle être limitée par les obligations déontologiques d’un professionnel? C’est ce à quoi répond le Conseil de discipline des comptables professionnels agréés dans une récente décision1.
Dans la présente affaire, le syndic adjoint de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec porte plainte devant le Conseil de discipline de l’Ordre contre un des membres de l’organisation professionnelle. On lui reproche, en autres, d’avoir omis d’agir avec dignité, d’avoir nui à la bonne réputation de sa profession et d’avoir commis des actes dérogatoires à l’honneur ou la dignité de la profession.
La plainte vise un comptable professionnel agréé (ci-après, « CPA ») qui, de mai à juin 2020, soit au tout début de la pandémie de COVID-19, décriait et contestait les mesures sanitaires prises par le gouvernement. Adoptant une attitude doctorale et convaincante, ce dernier a tenu des propos de protestations, et ce, à plusieurs reprises via les réseaux sociaux, à l’endroit des mesures de santé publique. Il remettait également en doute la gravité de la pandémie, voir même son existence. Il invitait les gens à adhérer à ses opinions, sans faire de nuances entre ses convictions personnelles et son rôle de professionnel. Il utilisait, au surplus, son titre de professionnel pour tenter d’ajouter de la crédibilité à ses discours.
De l’avis du syndic, les propos tenus par le professionnel en question contenaient des affirmations qui ne faisaient pas partie de son champ de compétences et qui n’étaient pas fondées sur des motifs raisonnables. Il aurait également tenu des propos inappropriés envers le syndic de son ordre professionnel. Ces éléments ont donc amené le syndic à déposer une plainte disciplinaire à l’endroit de ce CPA.
Dans cette décision, le Conseil devait, notamment, se prononcer sur la question de savoir si l’intimé avait contrevenu à son code de déontologie ainsi qu’à l’article 59.2 du Code des professions2 qui prévoit qu’un professionnel « ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession3 ».
Décision
Le Conseil rappelle d’abord que pour constituer une faute disciplinaire, le comportement d’un professionnel doit être suffisamment grave pour entrainer une violation des principes de la moralité et de l’éthique. Le comportement dénoncé par une plainte disciplinaire doit également être d’une gravité suffisante pour qu’il soit qualifié de comportement « moins qu’acceptable ».
Le Conseil indique que, bien que les professionnels soient libres d’exprimer leur opinion, ils doivent tout de même respecter leurs obligations déontologiques lorsque leurs propos ont un lien avec leur profession. Il faut alors une juste mise en balance entre la liberté d’expression de ces personnes et leurs obligations déontologiques, ces dernières visant notamment à préserver la dignité de la profession et la confiance du public envers celle-ci. C’est pourquoi il faut, selon le Conseil, évaluer les affirmations d’un professionnel eu égard aux attentes raisonnables du public quant au professionnalisme dont celui-ci doit faire preuve.
En effet, la population est en droit de s’attendre à ce qu’un membre d’un ordre professionnel agisse avec dignité, tout en évitant des comportements qui nuisent à la bonne réputation de la profession. Ainsi, le professionnel doit accorder une attention particulière à la manière dont ses affirmations sont formulées. Elles doivent être faites avec une certaine retenue de sa part et de façon à nuancer ses convictions personnelles de son rôle de professionnel. Les propos que tiennent les membres des ordres professionnels doivent également se fonder sur des motifs raisonnables ou être faits de bonne foi par eux. Sans ces balises, les affirmations tenues par les professionnels ne rencontreraient pas les attentes raisonnables du public et la confiance de celle-ci envers les professions serait compromise.
Le conseil cite, à l’égard des principes applicables, l’affaire Pilon4, dans laquelle le conseil de discipline de l’Ordre des comptables professionnels agréés indique les éléments qui doivent être analysés afin de déterminer si les propos tenus par un professionnel constituent des actes dérogatoires à l’honneur et la dignité de la profession :
«- Si les propos de l’intimé ont été formulés de bonne foi ou sont fondés sur des motifs raisonnables.
– S’ils sont parmi les commentaires auxquels le public en général est en droit de s’attendre d’un CPA.
– S’ils sont susceptibles de faire perdre la confiance du public dans la profession.
– La manière selon laquelle ils ont été formulés et leur fréquence.
– La réaction du public, s’il en est. »
Après avoir revu l’ensemble des propos, des commentaires et des déclarations de l’ancien CPA, le Conseil conclut que, dans le cas qui les occupent, les affirmations ne rencontrent aucun des critères d’évaluation et que son comportement est dérogatoire à l’honneur et à la dignité de la profession.
En effet, plusieurs des propos en question remettaient en cause les décisions du gouvernement, amalgamant la situation de la pandémie à l’Allemagne Nazie, émettaient des menaces à peine voilées envers des personnes précises du gouvernement et incitaient à la haine et à la violence, le tout, en introduisant souvent son titre de CPA en appui à la rigueur et véracité alléguées de ses propos.
Le Conseil conclut que la protection du public entre également en jeu puisque le professionnel faisait fréquemment appel à son titre professionnel pour donner de la crédibilité à ses affirmations. Le Conseil a déclaré l’ancien CPA coupable d’avoir contrevenu aux dispositions de son code de déontologies ainsi qu’à l’article 59.2 du Code des professions.
Conclusion
En somme, que ce soit sur les réseaux sociaux ou par l’intermédiaire des médias traditionnels, les membres des ordres professionnels peuvent s’exprimer librement, et ce, comme tous les autres citoyens. Ils ont également le droit de faires des critiques acérés à l’égard de certains sujets. Cependant, par le statut particulier qu’ils occupent au sein de la société, les professionnels doivent agir avec professionnalisme, et ce, dès que leur titre professionnel est en jeu.
Par conséquent, lorsqu’ils utilisent leur titre, les professionnels doivent faire part d’une certaine retenue, puisqu’ils représentent alors l’ensemble de la profession qu’ils exercent. Leurs comportements, par l’impact qu’ils peuvent avoir dans la société, sont ainsi soumis au respect des obligations déontologiques qui commandent, notamment, de préserver la dignité et l’honneur de leur profession. Cette dernière obligation vise non seulement à préserver l’image de la profession, mais également la confiance qu’a le public envers elle. De cette façon, les professionnels, lorsqu’ils s’expriment publiquement et donnent leur avis, doivent faire preuve de modération, nommément lorsque les sujets visés dépassent leur compétence professionnelle. Ils doivent donc s’exprimer avec pondération afin de refléter le professionnalisme auquel la société est en droit de s’entendre d’eux.
Le droit à la liberté d’expression ne peut et ne pourra ainsi mettre à l’abri un professionnel qui tient des discours qui contreviennent à ses obligations déontologiques. Enfin, il est important de rappeler qu’être membre d’un ordre professionnel n’est pas un droit, mais un privilège, qui se mérite et qui exige donc un respect de l’honneur de la profession.
Il est toutefois important de noter qu’un certain débat est en cours à cet égard et que plusieurs experts croient que les ordres professionnels vont trop loin en condamnant les membres qui n’ont fait que s’exprimer et donner leurs opinions personnelles sur un ou des sujets d’actualité controversés5. Conséquemment, plusieurs sont même d’avis que certaines condamnations pourraient potentiellement être renversées par les tribunaux supérieurs et ainsi baliser et clarifier les obligations professionnelles liées à la liberté d’expression.
Ainsi, bien qu’il n’y ait pas encore de décisions rendues en ce sens, il n’est pas impossible que des professionnels lésés obtiennent gain de cause en portant leur dossier en appel. Un suivi des décisions à cet égard dans les prochains mois pourrait éclaircir cette question, puisque les instances supérieures seront peut-être appelées, prochainement, à rectifier le tir sur une situation que plusieurs qualifient de « dérapage déontologique » ainsi qu’à rétablir le juste équilibre entre liberté d’expression et obligations déontologiques.
Au surplus, il est important de noter que le processus d’enquête du syndic d’un ordre professionnel a beaucoup à jouer dans la suite du dossier et sur la décision de porter ou non une plainte devant le Conseil de discipline de l’ordre professionnel en question. Par conséquent, tout professionnel visé par une enquête professionnelle devrait requérir les services d’un avocat, et ce, dès le début du processus, afin de bien l’outiller et l’informer de ses obligations dans les circonstances. À cette fin, notre équipe de droit professionnel saura vous guider.
Rédigé avec la collaboration de Monsieur William Landry, stagiaire en droit.
1 Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Blais, 2022 QCCDCPA 3 (CanLII).
2 Code des professions, RLRQ, c. C-26, art. 59.2.
3 Id.
4 Comptables professionnels agréés (Ordre professionnel des) c. Pilon, 2020 QCCDCPA 40.
5 Scali, D. (16 juillet 2022). Des dizaines de travailleurs punis pour leurs propos antivaccins ou anti-mesures sanitaires. Le Journal de Montréal.