La responsabilité extracontractuelle des administrateurs : décision récente
L’administrateur et/ou le dirigeant d’une société agit à titre de mandataire de celle-ci, ce qui fait en sorte que toutes décisions qu’il prend sont en fait celles de la société. Ainsi, il ne pourra être personnellement tenu responsable envers les cocontractants de la société qu’en cas de circonstances particulières. Ce principe se fonde sur la personnalité juridique distincte de la société par actions.
Dans la décision Lanoue c. Brasserie Labatt Ltée1, la Cour d’appel du Québec énumère les circonstances pouvant conduire à l’engagement de la responsabilité personnelle de l’administrateur. Ce sera le cas lorsqu’ :
– Il s’est porté caution d’une obligation contractuelle de la compagnie;
– Il a lui-même commis une faute entraînant sa responsabilité extracontractuelle, par exemple en faisant de fausses représentations ou en remettant des documents falsifiés;
– Il a activement participé à une faute extracontractuelle de la compagnie (ce qui se présume s’il est administrateur unique);
– Il a utilisé la compagnie qu’il contrôle comme écran, comme paravent pour tenter de camoufler le fait qu’il a commis une fraude ou un abus de droit ou qu’il a contrevenu à une règle intéressant l’ordre public; en d’autres termes, l’acte apparemment légitime de la compagnie revêt, parce que c’est lui qui la contrôle et bénéficie de cet acte, un caractère frauduleux, abusif ou contraire à l’ordre public.
Le 26 avril 2022, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision2 mettant en application des critères permettant d’engager la responsabilité personnelle d’un administrateur ou dirigeant d’une société concernant la surfacturation cachée.
Faits saillants
En 2005, Efficient Solutions (ci-après : « ES ») remporte un appel d’offre du Ministère de la défense du Canada pour offrir de l’accès internet par ligne téléphonique aux organisations de Cadets du Canada. Le contrat prévoit, entre autres, qu’ES doit fournir une ligne téléphonique sans frais pour que les corps de cadets présents dans les régions non desservies par une ligne locale puissent se connecter à internet. Le contrat prévoit que ce service est inclus dans le prix et n’entraine pas de frais supplémentaires.
ES découvre rapidement que l’utilisation de la ligne sans frais dépasse largement ses prévisions budgétaires, en partie parce que les corps de cadets se connectent via la ligne sans frais malgré que des lignes locales soient disponibles, et en partie parce que certaines lignes locales font face à des problèmes techniques.
Face à ce dépassement de coûts, ES fait une demande au Ministère de la défense pour que l’utilisation de la ligne sans frais soit limitée. Puis quelques mois plus tard, ES décide, unilatéralement, d’ajuster les factures pour représenter ce qu’il considère être une utilisation injustifiée de la ligne sans frais. Il effectue donc un calcul de ce qui, selon lui, devrait être le prix payé et convertit cette augmentation de frais en un plus grand nombre d’heures facturées au Ministère de la défense sans qu’aucune indication à cet effet n’apparaisse sur les factures.
Lorsqu’en 2007, le Ministère de la défense se rend compte de la surfacturation, il en résulte un litige entre ce dernier et ES. Toutefois, cette procédure est abandonnée lorsqu’ES fait faillite en 2008. Le Procureur général du Canada entame alors une action contre les deux dirigeants et administrateurs de la société, Daniel et Gill Shamir (ci-après : « les Shamir »), personnellement.
Analyse de la Cour d’appel
Après avoir confirmé que le contrat était clair et qu’ES n’était pas en droit de facturer des montants additionnels, la Cour se penche sur la question de la responsabilité extracontractuelle des Shamir. Le principe de base est que, lorsqu’une société enfreint une obligation contractuelle, c’est la société qui en est responsable et non les administrateurs et dirigeants. Mais ils peuvent être tenus responsables s’ils commettent eux-mêmes une faute extracontractuelle indépendante de la faute contractuelle de la société par actions. Cette responsabilité personnelle des dirigeants et administrateurs doit être l’exception plutôt que la règle. En effet, la société agit toujours à travers ses administrateurs et dirigeants. C’est pourquoi la doctrine juridique considère que :
[…] il faut démontrer que [la faute du dirigeant] ne résulte pas uniquement de la transgression d’une obligation contractuelle dont la société est débitrice, mais bien de la transgression d’une obligation légale qui lui incombe et qui est indépendante de la relation contractuelle en cause.3
Ainsi, lorsque le dirigeant ou administrateur agit de bonne foi, dans l’intérêt de la société, et dans les limites de son mandat, ses actions sont considérées comme étant celles de la société. À l’inverse, il peut être tenu personnellement responsable lorsqu’il agit en dehors de ses fonctions habituelles, lorsque ses actes sont motivés par la malice, le conflit d’intérêt ou le bénéfice personnel, ou encore lorsqu’une faute de celui-ci comporte un élément de malhonnêteté ou de manœuvre dolosive.
Dans les circonstances de cette affaire, la Cour a jugé que le manque de transparence des Shamir a constitué une faute extracontractuelle qui engageait leur responsabilité personnelle. En effet, ils ont choisi de se faire justice eux-mêmes en facturant des frais additionnels dissimulés en contravention des termes exprès du contrat. Ils ont pris cette décision en toute connaissance de cause, sachant qu’ils n’avaient pas le droit contractuel de le faire. De plus, lorsque le Ministère de la défense leur a posé des questions sur la facturation, ils n’ont pas fourni de réponses honnêtes. Les Shamir auraient pu, plutôt, entreprendre un recours judiciaire s’ils se considéraient lésés, mais ils ne pouvaient falsifier ainsi les factures. Ces éléments pris dans leur ensemble suffisaient à engager leur responsabilité personnelle. Les Shamir ont donc dû rembourser le Ministère de la défense à même leur patrimoine personnel.
Pour plus de lecture sur la responsabilité des administrateurs nous vous invitons à consulter certaines capsules traitant de la responsabilité personnelle d’administrateurs et de dirigeants de sociétés par actions ainsi que notre expertise sur le sujet :
– Responsabilité des administrateurs
– Quand l’administrateur abusif engage sa responsabilité personnelle
– La responsabilité personnelle de l’administrateur et les articles 321 et 322 du Code civil du Québec
– Le devoir d’honnêteté et de loyauté des administrateurs peut exister à l’égard des actionnaires
– Les dirigeants d’une compagnie ont-ils des devoirs de loyauté envers les actionnaires ?
– Responsabilité extracontractuelle de l’administrateur : quand les tribunaux réitèrent que prudence et diligence sont de mise
Rédigé avec la collaboration de Monsieur Luc Robitaille, étudiant en droit.
1 Lanoue c. Brasserie Labatt ltée, 1999 CanLII 13784 (QC CA).
2 Shamir c. Procureur général du Canada (Ministère de la Défense), 2022 QCCA 557.
3 Charles Chevrette et Pierre-Christian Collins Hoffman, Responsabilité des administrateurs de sociétés par actions au Québec, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016, par. 46, citant d’abord Corp. d’hébergement du Québec c. Pouliot, 2003 CanLII 72137 (QC CA), puis Uni-Sélect In., c. Acktion Corp., [2002] R.J.Q. 3005, par. 65, 2002 CanLII 41226 (C.A.).