Droit disciplinaire : qu’est-ce qu’un délai déraisonnable et quels sont les remèdes possibles?
Les délais en droit disciplinaire sont souvent très, voir même trop longs pour les professionnels visés et il est usuel qu’ils se questionnent sur les remèdes possibles face à de tels délais ou qu’ils se demandent s’il existe un délai maximal à l’intérieur duquel l’enquête et le processus disciplinaire doivent se finaliser.
En 2016, dans l’arrêt R. c. Jordan1, dans un contexte de droit criminel, la Cour Suprême du Canada a ordonné l’arrêt des procédures à l’encontre de l’accusé considérant que le délai encouru depuis le début des procédures judiciaires était déraisonnable, voilant ainsi le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, lequel est protégé par l’al.11b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
En droit civil québécois, des délais excessifs causés par une partie peuvent mener à une déclaration d’abus de procédure, pouvant entre autres octroyer le remboursement des frais d’avocat engendrés par la partie adverse.
Ainsi, tant en matière civile2 que criminelle3, les tribunaux ont mainte fois rappelé qu’un délai déraisonnable de traitement peut mener menant à une intervention judiciaire. Or, qu’en est-il en droit professionnel et disciplinaire ?
En 2018, notre équipe a publié un article intitulé « L’applicabilité de l’arrêt Jordan en droit professionnel et disciplinaire », rédigé par Me Maxime Lauzière, lequel concluait que la présomption établie dans l’arrêt Jordan ne s’appliquait pas directement en matière professionnelle et disciplinaire et que c’était plutôt les principes de justice naturelle qui garantissaient les délais raisonnables.
Depuis la rédaction de cet article, dans le récent arrêt Law Society of Saskatchewan c. Abrametz4, la plus haute instance judiciaire du pays s’est penchée sur la question et a clarifié le cadre d’analyse pour déterminer qu’est-ce qui constitue un délai excessif en matière disciplinaire pouvant justifier un l’arrêt des procédures.
FAITS
Me Peter V. Abrametz est avocat et membre du Barreau de la Saskatchewan depuis quarante-neuf ans. En 2012, le Barreau a procédé à diverses vérifications aux registres financiers de l’avocat. À la suite de ces vérifications, lesquelles se sont échelonnées sur plusieurs années, ce n’est qu’en février 2015 que le Barreau a déposé une plainte officielle contenant sept chefs d’accusation contre Me Abrametz.
CONTEXTE ET HISTORIQUE JUDICIAIRE
Me Abrametz a été victime d’un long processus administratif totalisant un délai de soixante-et-onze mois. En effet, le Comité d’audition a rendu sa décision relativement à la conduite professionnelle de l’avocat le 10 janvier 2018. Le 13 juillet 2018, Me Abrametz a demandé un arrêt des procédures au motif que le délai déraisonnable constituait un abus de procédure et le 9 novembre 2018 la décision relative à l’arrêt des procédures a été rendue.
Le Comité d’audition a conclu que le délai n’était ni excessif ni déraisonnable considérant la complexité de l’affaire, l’ampleur de l’enquête et le délai attribuable à la conduite même de Me Abrametz. En plus, il a conclu que le préjudice subi par Me Abrametz n’était pas à ce point important que la continuation du processus serait injuste au point de heurter le sens de l’équité et la décence du public considérant la mission de protection du public qui incombe au Barreau.
Me Abrametz a interjeté appel devant la Cour d’appel de la Saskatchewan qui a conclu à l’existence d’un délai excessif qui avait causé un préjudice important et qui était susceptible de déconsidérer le processus disciplinaire du Barreau. La Cour d’appel a donc conclu que la demande d’arrêt des procédures de Me Abrametz aurait dû être accueillie par le Comité d’audition. Le Barreau a interjeté appel de cette décision.
QUESTION EN LITIGE
La question à laquelle la cour suprême devait répondre est de savoir si le délai de ce processus administratif constitue un abus de procédure nécessitant un arrêt des procédures. Il s’agit d’une question de droit, et conséquemment, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte5.
ANALYSE
Tout d’abord, dans sa décision, le tribunal précise que l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives, considérant que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ne s’applique que dans le contexte de procédures criminelles.
Ensuite, la Cour cible deux situations dans lesquelles le délai d’une procédure disciplinaire peut constituer un abus de procédure.
Dans un premier temps, l’équité de l’audience peut être compromise lorsque le délai en cause nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle. Par exemple, lorsque la mémoire des témoins est défaillante en raison du délai écoulé depuis les faits dont il est question, lorsque les témoins essentiels ne sont plus disponibles pour témoigner ou encore lorsque la preuve documentaire a été égarée ou détruite depuis les faits.
Dans un deuxième temps, il peut y avoir également abus de procédure si le délai excessif cause un préjudice important au professionnel accusé.
En l’espèce, dans l’affaire Abrametz, l’équité de l’audience n’était pas en péril. Conséquemment, la Cour a analysé la deuxième moyen, en rappelant l’analyse préétablie dans l’arrêt Blencoe6 pour déterminer si un délai qui ne porte pas atteinte à l’équité de l’audience constitue tout de même un abus de procédure en raison du préjudice subi par le professionnel.
Dans cette deuxième forme d’abus (lorsque le délai excessif cause un préjudice important au professionnel accusé), un test en trois étapes a été déterminé :
- Dans le contexte, le délai doit être démesuré;
- Le délai doit avoir causé un préjudice important au professionnel accusé; et
- Lorsque ces deux premières conditions sont remplies, il faut évaluer si le délai discrédite la saine administration de la justice.
Délai démesuré
Ainsi, contrairement aux situations où l’équité du procès est mise en péril, ici, une condition sine qua non est la présence d’un délai démesuré. Pour déterminer si un délai est démesuré dans le contexte de l’affaire, le tribunal doit tenir compte de plusieurs facteurs, dont la nature et l’objet de la procédure, la longueur et les causes du délai et la complexité des faits et des questions en litige.
Dans cette analyse, il faut prendre en considération l’objectif primaire d’un ordre professionnel, soit la protection du public et la préservation de sa confiance envers l’institution. Or, ce genre de décision implique parfois des éléments d’ordre technique qui prennent plus de temps à évaluer.
De plus, la cause du délai est un élément essentiel à examiner. En effet, il importe de savoir que si la partie qui demande l’arrêt des procédures a contribué au prolongement du délai ou si elle a renoncé à certaines parties de celui-ci, le délai ne constitue pas un abus de procédure. Également, il faut tenir compte de la grande variété des contextes qui caractérisent le système de justice en droit disciplinaire.
Il convient également de préciser que la période à évaluer commence lorsque l’enquête professionnelle débute et non lors du dépôt de la plainte devant le conseil de discipline de l’ordre professionnel.
Préjudice important
La deuxième condition requise est l’existence d’un préjudice important engendré par le délai excessif. L’existence ou non d’un préjudice est une question de faits.
Un préjudice important pourrait par exemple être une atteinte psychologique, une atteinte à la réputation empêchant le professionnel d’exercer, des impacts familiaux importants, la perte d’emploi ou d’opportunités d’affaires ou encore de l’attention médiatique ayant un impact sur la vie privée du professionnel.
Le préjudice allégué doit être directement lié au délai excessif : il ne suffit pas de simplement alléguer que le processus disciplinaire en soit cause un préjudice au professionnel.
Saine administration de la justice
Par la suite, si les deux conditions précédentes sont réunies, pour établir un abus de procédure, le tribunal doit procéder à une évaluation finale de la situation, en établissant si le délai déconsidère déraisonnablement l’administration de la justice.
Les remèdes
En définitive, une fois l’abus de procédure établi, plusieurs réparations peuvent être accordées. La partie victime d’un abus de procédure peut notamment être indemnisée par la partie qui a causé le délai, et voir, par exemple, sa sanction ou les coûts réduits.
Certaines mesures peuvent être prises uniquement afin de pallier le délai alors qu’il court toujours. Par exemple, le tribunal peut inciter le décideur à s’attaquer au délai systémique ou encore une demande de mandamus peut être présentée par une partie afin de contraindre le décideur à s’acquitter de son obligation et limiter les délais de la procédure administrative
Finalement, à titre d’ultime réparation, et que dans de rares cas, un arrêt des procédures peut être ordonné.
CONCLUSION
Dans cette affaire, Me Abrametz a dû attendre plus de soixante-et-onze mois afin de clore les procédures disciplinaires. Malgré tout, en tenant compte de l’intérêt du public, sous un banc de huit contre un, la Cour Suprême du Canada a décidé qu’il ne s’agissait pas d’un abus de procédure justifiant l’arrêt des procédures.
En effet, le Tribunal a estimé que compte tenu du contexte de l’affaire, ce délai n’était pas excessif. En plus, vu l’absence de préjudice important subi par Me Abrametz, on mentionne que la Cour d’appel a erré en droit en concluant à un abus de procédure, ce qui justifie d’annuler sa décision.
Tout bien considéré, dans un contexte de droit disciplinaire, la barre est très élevée afin d’ordonner un arrêt des procédures pour un abus de procédure dû à un délai excessif. Or, chaque cas en est un d’espèce. Bien que dans cette situation un délai de six ans n’ait pas été jugé excessif, il se peut fort bien que ce même délai dans un autre dossier aurait été suffisant pour justifier l’arrêt des procédures.
Rédigé avec la collaboration de Monsieur William Cadran, étudiant en droit.
1 R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
2 Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7
3 R. c. Jordan, préc., note 1.
4 Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29.
5 Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33.
6 Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307.