Réclamer des dommages pour un préjudice corporel 21 ans plus tard, est-ce possible?


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À l’occasion d’une publication antérieure1, nous avons élaboré quant à la possibilité pour une personne victime d’un préjudice corporel de réclamer à une personne fautive des dommages-intérêts.

Le délai de prescription pour réclamer ce type de dommages est usuellement de trois (3) ans à compter de la faute ou de la connaissance du préjudice, tel que prévu par l’article 2925 du Code civil du Québec2.

 Plus tôt cette année, dans l’affaire Barnard c. Norris3, la Cour supérieure a eu à se prononcer sur la computation des délais et délai de prescription extinctive dans le cadre de ce type de recours.

L’AFFAIRE BARNARD C. NORRIS

a) LES FAITS

 Dans cette affaire, Timothy Barnard (ci-après « Barnard ») allègue avoir été agressé à sa sortie d’un autobus, le 17 juin 2002, par un groupe de trois adolescents. Barnard relate avoir reçu plusieurs coups au visage et des coups de pieds à l’estomac.

Cette agression sera ultérieurement qualifiée de gratuite par la Cour supérieure.

Lors de l’agression, Georges Berry (ci-après « Berry ») est arrêté et accusé de voies de faits. En septembre 2002, il est déclaré coupable et condamné à effectuer des travaux communautaires et à rembourser les lunettes cassées de Barnard.

Berry refuse cependant de dénoncer les deux autres adolescents impliqués dans l’agression, ceux-ci ayant réussi à s’échapper au moment des faits.

Peu de temps après la déclaration de culpabilité de Berry, Barnard porte plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (ci-après, « Commission ») alléguant qu’il s’agit d’une agression discriminatoire fondée sur l’orientation sexuelle.

Ce n’est qu’en octobre 2005 que Barnard est informé que la Commission ferme le dossier en raison d’une insuffisance de la preuve.

En juillet 2008, Barnard entreprend une action civile contre Berry et sa mère pour une somme de 2 723 000 $.

C’est dans le cadre d’un interrogatoire hors cour que Berry dénonce alors ses deux complices de l’époque, soit William Norris (ci-après « Norris ») et Ivan Zilic (ci-après « Zilic »). Norris, Zilic et leurs parents respectifs sont donc ajoutés en tant que co‑défendeurs dans le dossier civil.

Berry décède pendant les procédures et un désistement contre sa mère et la succession a été produit au dossier de la Cour.

Le procès de cette affaire s’est déroulé en octobre 2023, soit 21 ans après l’agression en litige. Le jugement est, quant à lui, daté du mois d’avril 2024.

b) LA PRESCRIPTION

 Ainsi, la Cour supérieure est appelée, notamment, à se demander si l’action de Barnard est prescrite.

La règle générale prévoit, en effet, qu’une action en dommages et intérêts pour préjudice corporel se prescrit par trois ans4. Le délai de prescription est donc échu depuis juin 2005, à moins d’une suspension ou d’une interruption de prescription.

Tout d’abord, la Cour retient que la plainte de Barnard auprès de la Commission faite le 19 octobre 2022 a suspendu la prescription jusqu’au 31 octobre 2005, conformément à l’article 76 de la Charte des droits et libertés de la personne5.

Ensuite, la Cour considère que le point de départ de la prescription extinctive quant aux dommages corporels subis par Barnard suivant son agression est le moment où il a reçu son diagnostic, soit le 12 juillet 2002.

De plus, même si le délai de prescription venait à expiration pour Berry, le délai n’a pas commencé à courir contre les autres défendeurs, Norris et Zilic. Effectivement, Barnard n’a pas été en mesure de les identifier avant l’interrogatoire hors Cour de Berry le 17 novembre 2009 et était donc en impossibilité d’agir6.

Ainsi, la Cour conclut que l’action n’est pas prescrite, le délai commençant à courir au moment où Barnard prend connaissance de l’identité de ses agresseurs.

c) LA RESPONSABILITÉ

 La Cour supérieure analyse ensuite la question de la responsabilité de Zilic, de Norris et de leurs parents respectifs.

À cet effet, la Cour conclut à l’implication de Zilic dans l’évènement en litige. Cependant, ses parents ne peuvent être tenus responsables, ceux-ci ayant réussi à renverser la présomption de responsabilité du titulaire de l’autorité parentale7.

Le jugement diffère pour Norris et son père, ceux-ci ayant fait défaut de répondre aux procédures judiciaires, sont tenus responsables de l’évènement en litige. Effectivement, le père, n’ayant pas présenté de preuve au procès, ne s’est pas déchargé de la présomption de responsabilité du titulaire de l’autorité parentale8.

Ainsi, Zilic, Norris et le père de Norris sont solidairement responsables des dommages.

d) LES DOMMAGES

 Au procès, Barnard réclame désormais 877 125,00 $ pour un déficit anatomophysiologique de 15%, une perte salariale, des dommages moraux pour perte de jouissance de la vie, des dommages punitifs et le remboursement de ses frais d’expertise.

La Cour supérieure accorde une somme globale de 80 000 $ pour couvrir tous les dommages non pécuniaires, une somme de 10 000 $ à titre de dommages punitifs et le remboursement des frais d’expertise de 7 125 $ à titre de frais judiciaires.

En sus du montant accordé à titre de dommages, la Cour accorde les intérêts et l’indemnité additionnelle9 à compter du mois de novembre 2011, soit au moment de l’ajout de Zilic, de Norris et du père de Norris à la procédure judiciaire.

Considérant que le jugement est rendu en 2024, selon nos calculs, le montant des intérêts et de l’indemnité additionnelle dépasse les 70 000 $.

AVANCÉE LÉGISLATIVE

Avant de conclure, il est important de mentionner que le Québec, au cours des dernières années, mais principalement en 2013 et 2022, a adopté une nouvelle disposition législative, soit l’article 2926.1 du Code civil du Québec10.

Cette disposition permet de porter à dix (10) ans le délai de prescription extinctive lorsque le préjudice corporel résulte d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle. Elle permet aussi de rendre imprescriptible un recours résultant d’une violence sexuelle, d’une violence subie pendant l’enfance ou une violence subie de la part d’un conjoint ou d’un ex-conjoint.

 CONCLUSION

En terminant, les délais de prescription prévus au Code civil du Québec regorgent d’exceptions et la computation des délais peut s’avérer complexe.

Avant de déclarer que vous n’êtes plus dans les délais pour entreprendre un recours, il serait judicieux d’en parler à votre avocat.

 

Rédigé en collaboration avec Madame Léa-Catherine Brunet, étudiante en droit.

 

[1] https://www.bernierfournieravocats.com/publications/2022/12/12/un-dommage-corporel-combien-ca-vaut/

[2] Code civil du Québec, R.L.R.Q., CCQ-1991, article 2925.

[3] Barnard c. Norris, 2024 QCCS 1309.

[4] Supra note 2, article 2925.

[5] Charte des droits et libertés de la personne, R.L.R.Q., c. C-12, article 76.

[6] Supra note 2, article 2904.

[7] Id., art. 1459

[8] Id.

[9] Id., art. 1619.

[10] Id., art. 2926.1.