Équilibre difficile? Droit acquis vs Pouvoir municipal


Par

En 2013, la Cour d’appel du Québec a eu l’occasion de trancher un débat juridique en droit municipal, datant de plusieurs décennies. En effet, elle a rendu une décision intéressante dans l’affaire Ville de Terrebonne c. Bibeau1, concernant la question des droits acquis en matière de zonage municipal. Cette affaire met en lumière les complexités liées à l’évolution des règlements municipaux et leur impact sur les usages établis de longue date.

Contexte de l’affaire

Au cours des années, René Bibeau, le défendeur, a acquis six lots contigus sur l’actuel territoire de la ville de Terrebonne. Ceux-ci se trouvaient alors en zone agricole. Dès les premières années, M. Bibeau y gardait des chevaux, ainsi que les accessoires nécessaires à leur entretien. Il n’a cependant jamais demandé de permis d’occupation, tel qu’alors exigé par la règlementation municipale. Depuis, d’autres règlements de la ville ont modifié le zonage dans lequel se trouvent les lots en question. Or, ce zonage ne permet pas, entre autres, la présence de chevaux sur la propriété. Conséquemment, la ville cherche à faire cesser l’usage de certains lots par M. Bibeau, de manière que celui-ci soit conforme à la règlementation municipale en vigueur.

M. Bibeau soutient que l’usage qu’il fait de ces lots, depuis 1976, est protégé par droits acquis. En ce sens, il considère ne pas devoir répondre aux exigences alléguées par la ville. De son côté, la ville de Terrebonne avance plutôt qu’un usage que l’on prétend protéger par droits acquis doit avoir fait l’objet d’un permis pour être reconnu. Subsidiairement, les chevaux ayant été déplacés au fil des ans, cela aurait eu pour conséquence de faire perdre les droits acquis.

Décision de la Cour supérieure

Avant de faire l’analyse des faits en litige, la Cour rappelle le droit applicable en ce qui concerne les droits acquis.

[28] Les conditions nécessaires pour bénéficier de droits acquis à l’encontre d’une règlementation sont connues et reconnues par les tribunaux depuis longtemps.

« a) Les droits acquis n’existent que lorsque l’usage dérogatoire antérieur à l’entrée en vigueur des dispositions prohibant un tel usage était légal.

b) L’usage existait en réalité puisque la seule intention du propriétaire ou de l’usager ne suffit pas.

c) Le même usage existe toujours ayant été continué sans interruption significative.

d) Les droits acquis avantagent l’immeuble qui en tire profit. De tels droits ne sont pas personnels mais cessibles; ils suivent l’immeuble dont ils sont l’accessoire.

e) Ils ne peuvent être modifiés quant à leur nature et parfois quant à leur étendue bien que les activités dérogatoires peuvent être intensifiées en certains cas.

f) La seule qualité de propriétaire ne suffit pas; la jurisprudence reconnaît que la tolérance de la Ville, de l’illégalité de la situation ne peut créer de droits acquis »2.3

Le juge de première instance a conclu que l’usage des lots était protégé par des droits acquis puisqu’ils se situaient tous en zone agricole lors de leur acquisition, que la garde de chevaux et des bâtiments nécessaires à leur entretien était permise par les règlements municipaux en vigueur à l’époque et que l’usage des lots n’a pas changé et n’a pas été interrompu, sauf en ce qui concerne les oies qui ont été introduites sur les lieux plus récemment.

Décision de la Cour d’appel

Insatisfaite de la décision de première instance, la ville de Terrebonne se pourvoit devant la Cour d’appel du Québec.

[16] Il est reconnu depuis fort longtemps que pour bénéficier de droits acquis, l’usage doit être conforme à la réglementation en vigueur au moment de son implantation[…].

[17] L’appelante ne conteste plus que l’usage implanté en 1976 était conforme au règlement n° 479 qui permettait la présence de chevaux et d’accessoires pour leur entretien, dans la zone rurale A.B. C’est la conclusion à laquelle arrive le juge de première instance et il n’y a pas d’erreur à cet égard. Cependant, le règlement alors en vigueur exigeait qu’un permis d’occupation soit demandé pour introduire un nouvel usage, ce qui n’a pas été fait[…]. Ce n’est qu’à compter de 1989 que les terrains de l’intimé se sont retrouvés en zone résidentielle.

[18] L’appelante nous demande de trancher la controverse qui existe en ce qui a trait à la question de déterminer si la délivrance du permis est un préalable pour bénéficier de droits acquis, et, dans la négative, quelles sont les balises permettant aux tribunaux d’exercer leur discrétion et de ne pas ordonner la démolition ou la cessation de l’usage.4

Après analyse de la jurisprudence des dernières années, la Cour d’appel conclut que M. Bibeau bénéficiait de droits acquis. Elle a souligné que l’usage des lots pour garder des chevaux était conforme à la réglementation en vigueur au moment de son implantation en 1976. De plus, elle a noté que l’usage n’avait pas été interrompu de manière significative au fil des ans.

La cour a également abordé la question de l’absence de permis d’occupation. Mettant en balance l’importance de respecter les règlements municipaux et la nécessité de protéger les usages établis de bonne foi, elle a reconnu que, bien qu’un permis d’occupation ait été requis à l’époque, le défaut de l’obtenir ne privait pas automatiquement M. Bibeau de ses droits acquis.

À retenir

Cette décision est importante car elle rappelle que les droits acquis sont une exception au principe de conformité aux règlements de zonage. Pour bénéficier de droits acquis, il faut démontrer que l’usage était conforme à la réglementation au moment de son implantation et qu’il n’a pas été interrompu de manière significative.

La décision souligne également que l’absence de permis n’est pas toujours fatale. Les tribunaux peuvent tenir compte des circonstances particulières de chaque cas pour déterminer si le défaut d’obtenir un permis doit priver une personne de ses droits acquis. En ce sens, les tribunaux ont un rôle important à jouer pour assurer un équilibre entre le respect des règlements municipaux et la protection des droits acquis.

 

Rédigé avec la collaboration de Mme Laury-Ann Bernier, chargée de cours en droit.

1 2013 QCCA 587.
2 Huot c. L’Ange-Gardien, [1992] R.J.Q. 2404, 2409.
3 Terrebonne (Ville de) c. Bibeau, 2011 QCCS 2729, par. 28.
4 Terrebonne (Ville de) c. Bibeau, 2013 QCCA 587, par. 16-18.